«Je reviens de Bangui», morceaux choisis de vies brisées
Il exhibait le pied droit de papa. Il le tenait entre les bras. Il l’exhibait comme une coupe du monde. Comme un trophée de guerre. Le sang suintait de ce pied qu’il avait arraché à l’aide d’une machette. Tous ses vêtements avaient cette couleur rouge qui caractérisait la mort. Son sourire contrastait avec papa allongé à ses pieds. Le regard vide. Papa était en morceaux. Papa avait crié. Je n’avais jamais vu papa crier. A un moment, il n’avait plus eu la force de crier, tant la douleur était grande. Je le voyais. J’étais couché en bas du lit, la bouche ballonnée par les mains de maman qui m’empêchaient de crier. Il avait pleuré. Je n’avais jamais vu papa pleurer. Des larmes rouges avaient coulé sur ses joues. Mais, ils avaient continué à découper papa avec la machette. Ils avaient continué à le découper, comme une cuise de poulet à table. Je reviens de Bangui.

Silence ! Un oiseau vole au lointain. Les bruits d’une moto rompent l’atmosphère.
Une autre voix reprend, hachée :
Je rentrais de l’enterrement de papa. On l’avait tué quelques heures plus tôt. On l’avait découpé dans la mosquée. On m’avait appelé en catastrophe. J’ai quitté ma maison. On a essayé de m’arrêter sans succès. Je voulais voir papa. Je voulais m’assurer qu’il était réellement mort. Non, je n’y croyais pas. Je suis allé. Et je ne l’ai reconnu que grâce à son bracelet qui ne l’avait jamais quitté pendant mes 41 années de vie. Il était parti. Son visage n’existait pas. On a dû recoller sa tête à son corps. Après son enterrement, j’ai voulu partir. J’ai repris le chemin de ma maison, l’âme perdue. En cours de route, je voyais des corps partout. Têtes, pieds, bras… ça et là sur mon chemin. Et soudain, je les ai vus. Ils pourchassaient des gens, armés de machettes, d’armes, des grenades. Ils les lançaient. J’ai été blessé et je me suis évanoui. Ils ont cru que j’étais mort.
Arrêt. Sous un soleil de plomb, ses sanglots me fendent le cœur.
Autre voix :
Je ne sais pas ce que sont devenus papa et mes deux frères ainés. Ils ont tué Ali. C’est mon petit frère. Il avait seulement 13 ans. Lorsqu’ils sont venus dans notre maison, maman nous a cachés. Ils ont arrêté papa et mes deux grand-frères. Ils les ont conduits hors de la maison. J’entendais seulement leurs cris. J’entendais seulement leurs pleurs. Nous avons aussi vu du sang à l’entrée de notre porte. Beaucoup de sang. Je sais qu’ils sont morts. Mais, Ali ne voulait pas partir. Ils l’ont traîné sans succès. Ils ont été obligés de le tuer. Ils lui ont tranché le cou. Il est mort sur-le-champ. Avant de rendre l’âme, il a crié mon nom. Je l’aimais trop. Quand maman l’a mis au monde, j’avais cinq ans. On jouait ensemble. Quand quelqu’un me menaçait, il venait me défendre, malgré son jeune âge. Il disait toujours, comme je n’étais jamais allé à l’école, qu’il allait m’offrir une grande maison plus tard. Il est mort.
On ne parle plus. Des larmes ruissèlent sur son visage émacié.
Un témoignage :
On a pillé ma maison. Ils ont par la suite mis le feu dessus. Je suis allée me réfugier à l’église. J’ai dû fuir en pleine nuit. Je suis une veuve. Mon mari est décédé depuis 11 ans. J’ai huit enfants. Nous avons marché en pleine nuit jusqu’à la frontière. Je ne dors plus depuis des jours. Je me réveille toujours en pleine nuit. Je revois ces corps sur la route. Ces mares de sang. Je me demande ce que je je deviendrai demain. Et mes enfants ? Je suis sortie avec un pagne. Mes enfants n’avaient même pas de chaussures. Toute ma vie était dans notre maison.
Une voix enrouée par le chagrin. Un corps marqué par des coups reçus. A la machette et au couteau. Son regard me fait lâcher un instant mon téléphone portable. Je l’écoute. Cette maman a l’air fatiguée. Elle semble perdue :
Ma fille était enceinte. On l’a tuée avec son mari. Pourquoi l’ont-ils fait ça. Pourquoi ? Pourquoi ? Elle n’avait rien fait à personne. Elle était gentille, tu sais. Elle voulait toujours aider les autres. Elle était enceinte pour la première fois. Elle devait donner naissance à mon premier petit-fils. J’ai secoué son corps, tu sais ma fille. J’ai cru qu’elle pouvait se réveiller. Son cou était ouvert. Elle était morte. Son mari partait pour venger sa femme. Ils l’ont tué. Un coup de feu. Et il est aussi mort. Je ne sais pas comment j’ai fait pour arriver ici au Cameroun. Je veux aussi mourir. Mon fils avait fui depuis. Il m’a accueillie ici. Mais je veux mourir. Mourir.
Une larme coule sur ma joue. Je l’essuie discrètement et l’accueille. De sa petite voix entrecoupée de sanglots, elle regarde un point imaginaire au lointain :
Elle a retrouvé des morceaux du corps de papa dans la chambre. Ceux de ses trois frères aînés dans la cour de leur maison. Maman était morte depuis des années. Elle est seule au monde. Je ne l’ai aperçu. Elle partait pour une autre ville. A la recherche d’une vie meilleure. Elle est seule au monde.
J’ai aussi rencontré un autre, il avait fait de l’auto-stop de Bangui jusqu’à Douala. Il voulait tout faire pour quitter le Cameroun. Aller loin. Très loin même. Là-bas, quelque part au Maroc. Il a perdu des proches. Plusieurs…
Les histoires sont longues et nombreuses. C’est juste un échantillon. Des morceaux choisis de vies brisées que j’ai voulu vous faire lire…
Je ne sais comment vous exprimer ma reconnaissance…
Je remercie des réfugiés centrafricains (mes frères et sœurs) qui malgré leur peine, ont accepté de partager avec moi ce qu’ils gardaient tout au fond d’eux, ces images d’horreur. Je loue leur courage. On s’est parfois rencontrés dans les locaux du Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR à Douala, au consulat de RCA à Douala. Certains parmi vous, la voix hachée, le regard larmoyant, le visage émacié, acceptaient toujours de me raconter ces récits de vie. On s’est parfois rencontrés sous un soleil de plomb, dans ces rues bruyantes de Douala. Je me rappelle d’Awa, Mahmouda, Moussa, Jérôme, Idrissa, Mahmad, Sanko, Miriam… Vous êtes venus à moi, le cœur ouvert. Merci à tous. Je n’ai pas de mots !
Je remercie des Camerounais venus de RCA, mais que dis-je, des Centrafricains. Vous vous considérez comme tels. Après 10, 20, 50, 63 ans passés là-bas. Vous me l’avez dit. Je me rappelle plus particulièrement d’une nuit où je vous ai rencontrés au parking de l’aéroport international de Douala. Vous me racontiez alors ces horreurs qui m’ont fait lâcher prise, honteusement devant ce petit garçon de dix ans, qui revenait de ce pays « orphelin ». Son papa et sa maman avaient été tués, découpés, à la machette devant lui. Je me rappelle encore de tous les autres récits. Tout est encore vif dans mon esprit. Merci !
Merci à un homme (je préfère taire son nom) de l’ambassade du Cameroun en RCA. Je lui dis merci. Il a sacrifié son temps pour me faire comprendre le degré de cette crise qui a mon avis est une honte pour nous (sans distinction de race et de provenance). Elle n’a que trop duré. C’est lui qui m’a poussée, sans le savoir, indirectement, à écrire ce billet sous cet angle. Merci !
« L’homme fort est celui qui sait pardonner ».Baba Mahamet m’a lancé ces mots à la fin de notre longue conversation de cet après-midi au téléphone. On a pillé sa maison d’enfance et détruit tous ses souvenirs. Tout ce qu’on ne retrouve sur aucun marché de la planète. Tout ce qu’on n’achète pas, même avec tout l’or du monde. Malgré tout, il rêve, comme la majorité des réfugiés que j’ai rencontrés. Ils rêvent tous, sans exception, d’une « République centrafricaine unie et solidaire ». Et moi aussi !
N.B : Chers lecteurs, j’ai peut-être été violente dans mes descriptions, trop crue dans mes mots et trop brute dans mon récit. Je m’excuse auprès des âmes sensibles. Mais, je veux vous rassurer. Je n’ai rien inventé. Ce sont des récits de vie. Des confidences qui m’ont arraché des larmes et parfois même l’insomnie. J’ai juste pris des extraits de témoignages pour vous montrer et vous dire qu’il est temps d’essayer à son niveau, de trouver des solutions à cette crise.
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